(Texte transmis par Sylvaine Lobert)
> > > Nous y sommes , par Fred Vargas
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> > > Nous y voilà, nous y sommes.
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> > > Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l'incurie de l'humanité, nous y sommes.
> > > Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l'homme sait le faire
> > > avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu'elle lui fait mal.
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> > > Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d'insouciance.
> > > Nous avons chanté, dansé.
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> > > Quand je dis « nous », entendons un quart de l'humanité tandis que le
> > > reste était à la peine.
> > > Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à
> > > l'eau, nos fumées dans l'air, nous avons conduit trois voitures, nous
> > > avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous
> > > avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons
> > > chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi,
> > > nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones,
> > > franchement on peut dire qu'on s'est bien amusés.
> > >
> > > On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire
> > > fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous
> > > la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces
> > > vivantes, faire péter l'atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le
> > > sol, ni vu ni connu.
> > >
> > > Franchement on s'est marrés.
> > > Franchement on a bien profité.
> > >
> > > Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu'il est plus rigolo
> > > de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des
> > > pommes de terre.
> > > Certes.
> > >
> > > Mais nous y sommes.
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> > > A la Troisième Révolution.
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> > > Qui a ceci de très différent des deux premières ( la Révolution
> > > néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu'on ne l'a
> > > pas choisie.
> > > « On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont
> > > quelques esprits réticents et chagrins.
> > >
> > > Oui.
> > >
> > > On n'a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé
> > > notre avis.
> > > C'est la mère Nature qui l'a décidé, après nous avoir aimablement
> > > laissés jouer avec elle depuis des décennies.
> > >
> > > La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets.
> > > De pétrole, de gaz, d'uranium, d'air, d'eau.
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> > > Son ultimatum est clair et sans pitié :
> > > Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l'exception des fourmis et des
> > > araignées qui nous survivront, car très résistantes, et d'ailleurs peu
> > > portées sur la danse).
> > >
> > > Sauvez-moi, ou crevez avec moi.
> > > Evidemment, dit comme ça, on comprend qu'on n'a pas le choix, on
> > > s'exécute illico et, même, si on a le temps, on s'excuse, affolés et
> > > honteux.
> > > D'aucuns, un brin rêveurs, tentent d'obtenir un délai, de s'amuser
> > > encore avec la croissance.
> > > Peine perdue.
> > >
> > > Il y a du boulot, plus que l'humanité n'en eut jamais.
> > >
> > > Nettoyer le ciel, laver l'eau, décrasser la terre, abandonner sa
> > > voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en
> > > partant, veiller à la paix, contenir l'avidité, trouver des fraises à
> > > côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en
> > > laisser au voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là où
> > > il est, – attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon
> > > tranquille – récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le
> > > phosphore, on n'en a plus, on a tout pris dans les mines, on s'est quand
> > > même bien marrés).
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> > > S'efforcer. Réfléchir, même.
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> > > Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être solidaire.
> > > Avec le voisin, avec l'Europe, avec le monde.
> > >
> > > Colossal programme que celui de la Troisième Révolution.
> > > Pas d'échappatoire, allons-y.
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> > > Encore qu'il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l'ont
> > > fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante.
> > > Qui n'empêche en rien de danser le soir venu, ce n'est pas incompatible.
> > > A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le
> > > retour de la barbarie – une autre des grandes spécialités de l'homme, sa
> > > plus aboutie peut-être.
> > > A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution.
> > > A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore.
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> > > Fred Vargas
> > > Archéologue et écrivain